Depuis cet article, de nombreuses choses se sont passées. Les réflexions construites et intelligentes sur le sujet fleurissent enfin. J’ai moi-même beaucoup évolué dans ma réflexion. Une nouvelle synthèse s’impose donc.
Pour les pressés, je rappelle les principaux aspects de l’article original en introduction et tout au long de cet article, mais cela ne remplace pas la lecture complète de l’article précédent. Ne négligez pas également les articles que je mentionne dans la bibliographie, certains sont vraiment remarquables.
Introduction
Le développement rapide de l’Internet haut débit s’accompagne d’une croissance impressionnante des téléchargements illégaux de musiques et films. Les raisons de ce phénomène sont multiples, et vont au delà du simple intérêt financier (qui à lui seul est déjà un moteur important).
- Internet est un outil aux potentialités extraordinaires, ce qui crée chez le consommateur de nouvelles attentes, auxquelles les fournisseurs de contenus ne répondent pas
- La réaction des fournisseurs de contenus, axée sur la répression et le rejet d’Internet, est totalement inappropriée car ils engagent ainsi une guerre perdue d’avance contre leurs propres clients [1].
Cependant, cette réaction est compréhensible, car comme nous allons le voir, répondre à ces attentes nécessite une très forte remise en question des fournisseurs de contenus. Seulement, s’ils ne s’adaptent pas, ils ne pourront pas survivre face à la déferlante Internet.
D’autre part, il est certes possible de réprouver le lien de cause à effet entre la baisse actuelle des ventes de musique et le développement du téléchargement sur Internet. On peut en effet attribuer la baisse des ventes à d’autres causes que le seul téléchargement illégal : crise économique, qualité et diversité restreintes des œuvres proposées, explosion de l’offre de loisirs (CD, DVD, DVD musicaux, téléphones mobiles, TV par satellite, activités diverses…) alors que les budgets des ménages n’augmentent pas particulièrement… La mise à disposition gratuite d’œuvres sur Internet peut même être un moteur de vente (c’est de la publicité gratuite). Cependant, il est plus que probable qu’un certain transfert s’amorce concernant l’accès aux œuvres musicales et cinématographique : du support physique vers l’Internet. Ce qui peut éventuellement être considéré comme un faux problème aujourd’hui en sera très certainement un vrai à terme, lorsque le mouvement se sera accentué. Il est donc temps de réagir.
Les nouveaux droits des utilisateurs
Le numérique n’est pas une simple évolution technologique. C’est une petite révolution car l’introduction du numérique dans notre vie modifie profondément les habitudes et même dans une certaine mesure la mentalité des consommateurs. Le numérique apporte donc ces changements structurels auxquelles notre société doit s’adapter. Parmi ces adaptations, on remarque le besoin de reconnaissance de nouveaux droits pour le consommateur.
Le droit d’usage
Les nouvelles technologies numériques rendent caduques et absurde toute restriction au droit d’usage privé (et à but non onéreux) des œuvres dont l’utilisateur a dument acquis les droits d’usage (achat d’un CD par exemple).
Avec les dernières technologies numériques, toute redevance pour droit à la copie privé n’a plus lieu d’être car il n’est raisonnablement pas imaginable de vouloir limiter ou dénombrer ces copies :
- Les outils les plus modernes (baladeurs mp3 par exemple) et les plus fonctionnels sont basés sur l’usage intrinsèque et massif de copies des œuvres (qui n’ont pas forcément vocation à être illégales).
- La multitude de supports disponibles rend impossible l’application de cette redevance sur tous les supports.
- Plus grave, les supports sont maintenant banalisés et multi-usages (contrairement à une cassette audio, un CD Rom ne sert pas à stocker que de la musique, mais tout type de données, à commencer par des données ne justifiant aucune redevance). Dans ce contexte, il devient inacceptable et injuste de ‘taxer’ aveuglement les supports concernés.
- Enfin, la baisse vertigineuse et constante des prix des supports informatiques amène à une situation où la part de la redevance dans le prix final du support est absolument déraisonnable (déjà aujourd’hui, près de la moitié du prix d’un CD vierge correspond à la redevance).
L’innovation technologique apporte une multiplication des supports disponibles à chacun mais pas forcément une augmentation du taux d’écoute de musique (idem pour les films).
Il est donc absurde et méprisant de vouloir que le consommateur paye plusieurs fois pour pouvoir écouter une même œuvre ‘à la demande’, qu’il utilise ou non différents supports (nécessitant autant de copies). C’est absolument injustifié et de toutes façons ce n’est en pratique plus applicable. Par exemple, les technologies DRM, visant à limiter techniquement l’usage que fait l’utilisateur de son fichier, en plus d’être facilement contournables, sont inacceptables car elles ne respectent pas les attentes légitimes des utilisateurs et vont de plus à l’encontre d’un des principes de base de l’informatique : l’indépendance entre contenus et supports [2].
Il est donc temps de simplifier et clarifier la législation, qui reconnaît aujourd’hui un droit à la copie privée particulièrement restreint et fait payer ce droit via des redevances. Il est temps d’accorder enfin à l’utilisateur les droits qui auraient toujours dû être les siens : A partir du moment où l’utilisateur a acquis un droit d’usage, ou « d’écoute » d’une œuvre (quel que soit le moyen : achat d’un CD par exemple, ou toute autre méthode), il ne doit subir aucune restriction concernant l’utilisation de ce droit dans un cadre privé et à but non onéreux. L’utilisateur doit pouvoir librement et gratuitement réaliser toutes les copies dont il a besoin pour écouter sa musique/visionner son film où, quand, et comment il le souhaite.
Ne pas reconnaître ce droit serait se placer en décalage complet avec l’évolution des technologies et l’évolution des habitudes des consommateurs qui en découle naturellement.
Le droit de partage
Qu’on le veuille ou non, Internet est un monde de partage. Le partage est une des raisons d’être d’Internet. En effet, Internet est un réseau qui permet de partager facilement et à moindre coût tout type d’information numérique. Les œuvres musicales et cinématographiques étant numérisables (autant que les livres d’ailleurs), ce sont des contenus susceptibles d’être partagés sur le net. Certes, cela pose aujourd’hui un problème vis-à-vis des droits d’auteurs (sauf pour ceux qui ont l’audace de placer leurs œuvres sous copyleft et non copyright), mais il n’est pas envisageable de mettre un frein à ce comportement pour diverses raisons :
- Internet et ses capacités de partage sont bien plus qu’un simple moyen technologique ; c’est un nouvel état d’esprit, presque un phénomène de société, dont les intérêts et les implications à long terme sont bien supérieurs et plus globaux que ceux de la seule industrie des fournisseurs de contenus. C’est donc aux fournisseurs de contenus de s’adapter à Internet et non à Internet de s’adapter aux besoins des fournisseurs de contenus.
- aucun moyen technologique fiable et acceptable n’est envisageable pour lutter contre le phénomène
- compte tenu de l’ampleur qu’a pris le phénomène du téléchargement illégal sur Internet, il parait un peu trop tard pour envisager une simple réponse répressive, qui n’a aucune chance d’être réellement efficace (contrairement à ce que voudraient faire croire certains sondages bidons)
Avec Internet, apparaît donc le besoin de reconnaissance d’un nouveau droit :
Le droit à la diffusion a but non onéreux des œuvres, accompagné du droit à accéder librement, et sans limites à tout le contenu disponible via ce système (vous reconnaîtrez le P2P). Appelons simplement ce droit le droit de partager.
Bien entendu, l’accès à ce nouveau droit ne pourra pas être gratuit : l’efficacité extraordinaire des systèmes P2P (ou autres) quant à la diffusion de contenus n’affranchit pas du problème de rémunération des auteurs. Il est donc important de mettre en place un système qui permette à l’utilisateur de disposer de ce droit, moyennant une rétribution financière acceptable pour tous (le consommateur, les artistes et accessoirement les producteurs). Après tout, lorsqu’on va au Cinéma ou à un concert, on paye bien une certaine somme pour avoir le droit d’accéder à la salle.
La mutation nécessaire des intermédiaires
Contrairement à ce que l’on pourrait penser de prime abord, la création n’est pas en danger. Il y a toujours eu des artistes, bien avant l’apparition des majors, des disques et d’Internet. Certes, si rien n’est fait pour préserver la rémunération des artistes, c’est tout un système qui s’effondrera et toute une génération d’artistes qui en subira les conséquences. Cependant, il ne fait aucun doute que le monde artistique saura à terme s’impliquer dans un nouveau système qui lui permette de survivre, tout simplement car des sociétés comme les nôtres ne sauraient se passer d’eux.
Ceux qui risquent le plus gros dans cette affaire sont clairement les intermédiaires (producteurs/majors, distributeurs…).
En effet, la diffusion massive de contenu sur Internet n’enlève en rien la nécessité de disposer de créateurs pour ces contenus, mais minimise considérablement le rôle des intermédiaires. L’immobilisme intellectuel des majors face au problème des téléchargement sur Internet, bien qu’inacceptable, est compréhensible : elles ont beaucoup à perdre avec ce système, à commencer par la mainmise absolue qu’elles détiennent sur la création.
En effet, en quelques années, cette poignée de sociétés a réussi
- d’une part à prendre le contrôle de la création, les artistes étant totalement à leur merci
- d’autre part à profiter odieusement du public en pratiquant des prix dissuasifs (expliquant en partie le succès du piratage) avec des marges abominablement élevées.
De plus, la distribution, diffusion et promotion d’une œuvre via Internet nécessite infiniment moins de moyens que dans les circuits traditionnels. Internet permet de rapprocher les artistes de leur public comme jamais ils ne l’ont été ! En effet, grâce à la démocratisation du numérique et d’Internet, un artiste courageux et un peu au fait des technologies web peut se débrouiller seul, et s’auto-produire à moindres frais. La part revenant de droit aux intermédiaires (producteurs) doit donc pouvoir être réduite en conséquence.
Grâce ou à cause d’Internet, le rôle fonctionnel et économique des intermédiaires est considérablement réduit, car ils ne sont plus indispensables mais seulement ’potentiellement utiles’ (pour décharger l’artiste de tâches dont il ne désire pas s’acquitter lui-même).
D’une situation de monopole, les intermédiaires vont devoir revenir au réel service des artistes et, c’est nouveau, devenir également fournisseur de services pour les consommateurs. Les producteurs, et non plus les artistes, sont les demandeurs.
N’étant plus en position de force, les intermédiaires ne seront plus en mesure d’exiger les marges démesurées qu’ils font actuellement, ce qui réduit encore d’autant la valeur commerciale de la musique en ligne.
La musique en ligne a donc une valeur commerciale infiniment moindre que dans nos circuits actuels, sans pour autant remettre en cause les revenus théoriques de ceux qui méritent pleinement de vivre de la création : les artistes.
C’est donc bien aux intermédiaires d’être moins gourmands et de se restructurer en conséquence.
Tentative de bilan économique
Admettons que la baisse des ventes de CD (et DVD… mais occupons nous déjà des CD) soit majoritairement due aux téléchargements sur Internet (c’est probablement faux aujourd’hui mais ce sera sûrement bientôt vrai).
En se référant à la répartition des coûts d’un CD vendu dans le commerce [3], il est possible d’analyser la valeur commerciale correspondant à chaque CD non vendu à cause du téléchargement : il suffit de retirer du prix du CD tous les coûts qui n’ont plus lieu d’être dans le cas d’une migration de la distribution vers le net.
Le but de ce calcul est d’estimer tant bien que mal la somme d’argent globale qui devrait en toute rigueur et justice être payée par les internautes pour compenser la baisse des ventes de CD.
La méthode consistera à rechercher :
- la préservation des revenus globaux accordés actuellement aux artistes
- la juste valorisation de la part de travail des intermédiaires (producteurs…) qui restera nécessaire, même dans le cadre d’un transfert de la consommation vers le téléchargement sur Internet.
Le prix courant d’un CD est environ 20 euros TTC, soit 16,72 euros HT.
Dans les meilleurs cas, 26% vont aux artistes (auteurs et interprètes), soit 4,35 euros. Il n’est bien sur pas question de « toucher » à cette part.
22%, soit 3,68 euros vont au distributeur. Dans le cas d’une diffusion via Internet, les coûts de diffusion sont nuls (si un système P2P est utilisé) ou simplement dérisoires (cas d’un système propriétaire). On doit donc déduire ce coût de la valeur du CD, ce qui nous amène à 13.04 euros HT.
52% (8,69 euros) vont ensuite au producteur, dont les rôles sont multiples. N’ayant pas accès aux comptes détaillés des majors, il est bien difficile d’estimer précisément quelle est la part de valeur qui se justifie encore dans un environnement « Internet » et celle qui ne se justifie plus. Cependant, il est possible de réaliser quelques estimations. Les coûts de fabrication interviennent pour 1,82 euros (21% des 52% du producteur). Bien sur, ce coût est à déduire. Sur Internet, le coût de fabrication est nul. Cela nous chiffre la valeur d’un CD à 11.22 euros. Reste dans ce montant la part des frais d’enregistrement (0,52 euros), totalement indépendant du mode de distribution donc intouchable, et
- les frais de promotion (2,69 euros, soit 31% des 52% du producteur)
- les frais généraux de la maison de disques (2,17 euros, soit 25% des 52%)
- sa marge d’exploitation (1,48 euros soit 17% des 52%)
Internet permet de réaliser la promotion d’une œuvre à moindre coût (via des sites Internet et les réseaux P2P). Il serait inacceptable que les Internautes aient à payer pour des circuits de promotion coûteux qui ne les concernent pas. Même s’il est difficile d’évaluer ce que serait le coût de la promotion sur Internet, on peut l’estimer largement inférieure à 1 euro, ce qui fait une économie d’au moins 1,69 euros supplémentaire. La valeur de chaque CD non vendu tombe donc à 9,53 euros. Les frais généraux des producteurs représentent 25% de leurs 52%, donc de leur chiffre d’affaire ce qui est assez habituel dans les grandes entreprises.
Cependant :
- si l’on met de coté la marge brute (démesurément élevée pour cause de position dominante), les frais généraux représentent 30% des coûts totaux. Dans la mesure où le rôle de l’intermédiaire est considérablement amoindri (pas de distribution, frais de promotion réduits, pas de fabrication…), ce travail devient accessible à de plus petites structures, mieux organisées et plus productives. Dans cette optique, des frais généraux représentant 25% des coûts globaux (hors marge d’exploitation) me parait être le maximum acceptable. Or nous venons juste d’évaluer les frais directs de l’intermédiaire à seulement 0,52euros (enregistrement)+1euro (promotion)+ 0 euro (fabrication), soit 1,52 euros, ce qui représente des frais généraux de 0,51 euros par CD, soit 1.66 euros de moins que ce que dépensent les intermédiaires dans le système actuel ! Ceci nous ramène le prix du CD à 7,87 euros.
D’autre part, le développement de la musique sur Internet place les intermédiaires plus en situation de « demandeurs » que « demandés ». La concurrence sera forcément plus forte dans ce milieu étant donné que leur action nécessitera des capitaux bien moindres qu’aujourd’hui. Dans ce contexte, une marge d’exploitation confortable de 1,48 euros n’est absolument plus envisageable. Ajoutons un raisonnable 10% de marge d’exploitation aux 1,52 euros + 0,51 euros ‘consommés’ par l’intermédiaire, et nous arrivons à une marge de 20 centimes d’euros (à comparer aux 1,48 euros actuels), et nous baissons ainsi encore la valeur d’un CD à 6,59 euros. Ajoutons 19,6% de TVA, ce qui nous donne une valeur finale du CD invendu à 7.9 euros TTC.
Pour calculer le montant global de la valeur de la musique diffusée via Internet, il suffit donc simplement de multiplier cette somme par le nombre de CD correspondant à la baisse des ventes.
Attention, le coefficient multiplicateur à appliquer est bien le nombre de CD correspondant à la baisse de ce marché, et non le nombre de téléchargement. Qu’une œuvre soit téléchargée autant de fois qu’elle se vend aujourd’hui en CD ou 100 fois plus, les coûts pour les acteurs de ce marché (artistes et intermédiaires) seront pratiquement les mêmes. Rien ne justifie donc que leurs revenus globaux soient influencés par l’augmentation des « acquisitions ». Cette sur-diffusion est rendue possible par la seule technologie et non par le travail des artistes et producteurs. C’est donc à l’utilisateur de cette technologie (l’internaute) de bénéficier de ces avantages : pouvoir accéder à un contenu pratiquement illimité pour le même coût que représentait auparavant l’accès restreint aux œuvres accordé par son budget.
Toute la question est de savoir comment prélever cet argent auprès des internautes « téléchargeurs de créations copyrightées », ce qui permettrait de légaliser leur action sans préjudice pour la création.
Les pistes pour sortir de la crise
En fait, il existe différentes pistes pour améliorer la situation.
La première, je l’ai déjà largement évoquée dans mon premier article :
Concurrencer les systèmes pirates
Les fournisseurs de contenus doivent entrer en concurrence avec les systèmes permettant les téléchargements illégaux.
Cependant, pour être compétitifs aux yeux des internautes, ils doivent proposer un système infiniment plus séduisant que les premiers systèmes existants comme iTunes. Les intermédiaires doivent assimiler les règles et la culture d’Internet. Moyennant un prix raisonnable pour les utilisateurs, ils doivent offrir,
- la possibilité de télécharger massivement des œuvres. Pour cela, le principe de l’abonnement (accès illimité) ou éventuellement du forfait (donnant accès à un nombre limité, mais malgré tout assez élevé de téléchargements) est tout à fait envisageable.
- des services à valeur ajoutée, que les services P2P basiques seraient incapables de fournir, et qui rendraient donc cette offre plus attractive que le piratage auprès des internautes bien qu’elle soit payante (à condition bien entendu que le prix demandé soit raisonnable par rapport à ce que sont prêts à accepter les internautes). Parmi ces services à valeur ajoutée, on peut imaginer, par exemple réductions sur les places de concerts et éditions collector de CD, possibilité de re-télécharger simplement (et gratuitement) l’ensemble des œuvres déjà téléchargées en cas de pertes de données, page d’accueil personnalisée qui informe l’internaute des nouveautés en fonction de ses goûts, moteur de recherche évolué…
Un tel système aurait pour avantage de créer une rupture minimale par rapport au système actuel. Les intermédiaires pourraient garder le contrôle des contenus téléchargés via ce système légal. L’internaute, certes devrait payer pour avoir ce qu’il a aujourd’hui gratuitement, mais il y gagnerait en confort d’utilisation et en service.
Il y a tout de même quelques limites non négligeables à ce système :
- rien ne garantie que les intermédiaires ne soient capables de construire cette offre de manière suffisamment attractive pour que les adeptes du piratage changent leurs habitudes.
- ce système ne respecte pas le « droit au partage » précédemment évoqué puisque les intermédiaires gardent le contrôle sur les téléchargements (via un système qui ne peut d’ailleurs être que plus coûteux que les systèmes P2P actuels).
Enfin, ce système, et c’est aussi un de ses avantages, ne pourrait être mis en place qu’à la seule initiative des intermédiaires actuels. Or, quand on voit la réduction de leur activité (de leur importance) que « l’Internetisation » de la création représente, on peut comprendre qu’ils soient plus que frileux à mettre en place un tel système. Il est évident que les intermédiaires actuels préfèrent vendre des CD que mettre en place un système où ils ont beaucoup moins à gagner. Ce qu’il n’ont pas compris, c’est que le public ne leur laisse plus le choix : s’adapter (ce qui signifie aussi se restructurer et « dégraisser ») ou disparaître (pour être remplacés ensuite par une nouvelle génération d’intermédiaires, en phase avec le monde d’aujourd’hui).
Dans le cas où les intermédiaires actuels ne trouvent pas le courage d’engager cette mutation, il y a peut être un moyen de leur donner une dernière chance, en leur « forçant la main ». De plus, ce coup de pouce pourrait passer par un système particulièrement séduisant pour l’utilisateur :
La légalisation du partage d’œuvre copyrightées
Il s’agirait de légaliser l’échange d’œuvres copyrightées (quel qu’en soit le moyen… Internet en tête), moyennant bien entendu une rétribution destinée à compenser pour les artistes et leurs intermédiaires les pertes engendrées par cette nouvelle pratique.
Cette idée, au début fortement critiquée a depuis fait son chemin. Plusieurs avant-projets particulièrement réfléchis ont déjà vu le jour, tel que la Licence de Diffusion Culturelle (LDC) de Guillaume Champeau [4] ou celui de l’EFF [5]. La mise en place d’un tel système pose de nombreux problèmes, très bien détaillés dans le projet de LDC, qui ne demande qu’à mûrir.
Je ne détaillerai pas ici ces projets, cependant, il me parait important de revenir sur quelques aspects du projet LDC qui mérite précisions ou critiques :
Il faut distinguer deux caractéristiques possibles de cette rétribution : le caractère obligatoire et le caractère systématique. Bien évidement, le paiement de cette rétribution doit être obligatoire pour toute personne voulant accéder aux réseaux de partage (que ce soit pour fournir du contenu et/ou en capter). Cependant, elle ne doit pas nécessairement être systématique.
En effet, il me parait fondamental que cette rétribution soit prélevée au plus près de l’utilisation des réseaux d’échange. Cela signifie que seul un système faisant payer les utilisateurs réels de ces systèmes est acceptable.
Une redevance payée par tous, par exemple sur l’achat de supports, sur l’accès Internet ou même seulement sur le trafic montant serait inacceptable car elle pénaliserait gravement des utilisateurs qui n’ont rien à voir avec ces réseaux d’échange et serait perçue comme une taxe supplémentaire dans notre pays dont l’un des plus grand maux est justement la surcharge de prélèvements obligatoires [6] et [7].
Or ; il n’existe pas aujourd’hui de moyen fiable pour contrôler précisément (et en respectant les libertés individuelles) l’usage que l’internaute fait de sa connexion et même de ses outils numériques au sens large (le numérique, ce n’est pas que Internet). L’existence d’un tel moyen permettrait de rendre le prélèvement de cette rétribution systématique (ou automatique, si vous préférez). Mais à défaut, un système basé sur une déclaration volontaire et un système répressif dissuasif (qui cette fois serait justifié) n’est-il pas le plus acceptable (à l’image de notre déclaration de revenus) ?
Autre détail, qui peut paraître évident mais qu’il est tout de même bon de préciser : le droit de partage inclut un droit de mettre les œuvres en notre possession à disposition d’autres personnes. Pour que le système fonctionne, il est évident que ce droit de mise a disposition ne peut s’exercer que vis-à-vis de tiers ayant eux même acquis ce droit en ayant payé la rétribution.
Dans le cas ou cette rétribution se fasse sous forme d’abonnement, ce qui est le plus probable, il serait bon de se poser la question du devenir des droits de l’utilisateur lorsqu’il décide de mettre fin à cet abonnement. La fin de l’abonnement signifie évidement la fin du droit à partager (donner et/ou recevoir), mais devrait très certainement s’accompagner d’une conservation du droit d’usage (à titre privé et non onéreux) pour les œuvres acquises lorsque l’utilisateur payait son droit de partage.
Enfin, la part de la rétribution revenant aux intermédiaires doit évidement être évaluée avec soin (tout comme le montant global et unitaire de cette rétribution).
La LDC évoque 25% pour les intermédiaires : C’est un chiffre qui parait raisonnable compte tenu du rôle réduit de ces derniers dans un système basé sur L’Internet et l’échange direct entre internautes. Si l’on se réfère à ma tentative de bilan économique, qui vaut ce qu’elle vaut, on arrive à 28.33%, ce qui est du même ordre de grandeur.
Cependant, il faut bien comprendre que pour pouvoir se contenter d’une part aussi faible par rapport à ce qu’ils gagnent aujourd’hui, les intermédiaires vont évidement devoir se restructurer, au même titre que pour la première solution évoquée. L’avantage de cette solution est qu’elle leur force un peu la main.
Mais le plus important, c’est que cette solution respecte le droit au partage revendiqué plus ou moins explicitement par les Internautes. Ce serait un progrès considérable !
La dernière solution, la plus osée et ambitieuse, remet profondément en question le fonctionnement actuel du monde artistique :
Remplacer le Copyright par le Copyleft
Une poignée de créateurs préfèrent aujourd’hui placer leurs œuvres sous Copyleft plutôt que copyright. C’est un pari osé, mais qui peut s’avérer gagnant.
Le copyleft consiste, sur seule décision du créateur de l’œuvre, à reconnaître (et accorder gratuitement) les deux droits fondamentaux de l’utilisateur mentionné au début de cet article : droit d’usage, mais également droit à la copie et diffusion, à condition que le but ne soit pas commercial (certaines licences de copyleft accorde néanmoins un droit d’usage commercial, ndlrc).
On pourrait penser de prime abord que ce principe viole fondamentalement les droits d’auteurs.
Or, ce type de réflexion, courant, « montre à quel point la culture dominante (fondée sur le principe de la propriété) et l’industrie du divertissement ont égaré le public […]. Seuls les fraudeurs et les parasites de toute sorte ont intérêt à faire croire que “copyright” et “droit d’auteur” sont la même chose - ou que “droit d’auteur” s’oppose à “piratage”. Mais la réalité est tout autre. […]
Le concept du “copyleft” a été inventé dans les années 80 par le “Mouvement pour les logiciels libres” de Richard Stallman et qui est désormais appliqué dans de nombreux secteurs de la communication et de la créativité. […]
Le “copyleft” (jeu de mots dense et intraduisible) est une philosophie qui se traduit par plusieurs types de licences commerciales, dont la première a été la GNU Public License (GPL) du logiciel libre. Elle est née précisément pour protéger ce dernier et empêcher quiconque […] de s’emparer des résultats du travail des communautés libres d’utilisateurs et de programmeurs, et d’en faire sa propriété privée. Si le logiciel libre était simplement demeuré dans le domaine public, tôt ou tard, les vautours de l’industrie lui auraient mis le grappin dessus. La solution fut de retourner le copyright comme une crêpe afin qu’il cesse d’être un obstacle à la liberté de reproduction, pour en devenir la garantie suprême. » [8]
En d’autres termes, le copyleft consiste à placer une œuvre sous copyright et profiter du pouvoir que cela confère pour dire que des tiers peuvent en faire ce qu’ils veulent : il est possible de la copier, la diffuser, la modifier, mais pas d’empêcher quelqu’un d’autre de le faire, autrement dit, il est impossible de s’approprier cette œuvre et empêcher sa libre circulation, ou de mettre à son tour un copyright parce qu’il y en a déjà un.
Dans le cas des œuvres artistiques (musique, films, ou même littérature), il est important de noter que le copyleft accorde un droit d’usage à but non commercial. Toute personne désirant réaliser un usage commercial d’une œuvre copyleftée (donc gagner de l’argent grâce au travail du créateur) retombera dans un système classique ou il devra verser des droits au créateur. En effet, il parait juste que les auteurs puissent vivre de leur travail, et d’autant plus si ce travail permet de générer de la valeur économique.
Cependant, le copyleft, s’il devenait massivement appliqué par les auteurs, risquerait de réduire considérablement leurs revenus, toute une partie de l’usage de leur travail devenant gratuit.
Les auteurs travaillant aujourd’hui sous copyleft prétendent en général s’y retrouver économiquement : le copyleft permet une diffusion massive de leur travail, et donc une formidable promotion gratuite. Cet effet « publicité » se ressent sur les distributions commerciales de leurs œuvres et assurent ainsi leur viabilité économique. Mais ce principe peut-il fonctionner sur tous les types d’œuvres (le copyleft concerne aujourd’hui essentiellement les livres) et est-il toujours viable s’il est appliqué à grande échelle ? C’est probable, mais cela nécessiterait un changement de mentalité de la part de tout le monde. Un usage massif du copyleft ne serait possible qu’accompagné de mesures complémentaires, destinées à compenser le manque à gagner qui ne manquerait pas de se produire, tout au moins pour certains. Les artistes devraient apprendre à gagner de l’argent autrement que via la diffusion de leurs œuvres (les musiciens devraient peut-être faire beaucoup plus de concerts, par exemple, ou valoriser plus les produits dérivés). Il serait également appréciable de revaloriser le mécénat. On pourrait par exemple imaginer la mise en place d’un système permettant de rétribuer un auteur très facilement via Internet, de manière totalement volontaire et non plus obligatoire. Quel Fan conscient de la nécessité des artistes de vivre refuserait de verser une rétribution raisonnable au créateur dont il apprécie tant le travail ? Bref, c’est toute une économie à recréer, et ce ne pourra pas se faire en un jour.
Conclusion
Que de chemin parcouru en quelques mois ! On voit aujourd’hui que les moyens de sortir de la crise qui oppose les artistes à leur public sont multiples. Certes, aucune solution n’est simple, parfaite ni facile à appliquer, mais une chose apparaît clairement : la solution qui consisterait à simplement empêcher le public d’utiliser Internet pour ce qu’il est (un lieu d’échange, de partage et d’accès massif à du contenu, à moindre coût) est la pire des solutions : irréaliste et inacceptable.
D’un autre coté, le préjudice pour le monde de la création est ou sera réel. Dans l’hypothèse probable d’une croissance d’Internet forte, au détriment des autres média (CD, DVD…), il faudra bien trouver un moyen de préserver la rémunération globale des artistes (à un niveau équivalent au niveau actuel), et la juste rémunération du travail des intermédiaires (dont le rôle diminue dans un contexte de diffusion du contenu sur Internet, et donc dont le poids économique global doit diminuer).
Dans tout les cas, ce sont de forts bouleversements qui sont à prévoir et à accompagner. La réflexion et le dialogue doivent encore avancer pour que les choses changent réellement, à commencer par le comportement des majors. La réalité est triste pour eux, car la fin de leur règne sur la création est proche, mais l’évolution technologique et le public ne leur donnent clairement pas le choix : s’adapter ou disparaître. L’adaptation est la seule issue possible pour leur survie. Plus ils seront moteurs dans cette mutation, moins ils y perdront.