Résumé des huit critères
Dans le chapitre 22 de son ouvrage, le Dr Lifton a dégagé huit thèmes ou critères principaux permettant de déceler, d’évaluer le « totalitarisme idéologique » et sa mise en œuvre dans des groupes, des institutions, et autres. Il ne s’agit pas de recettes de manipulation mais de symptômes permettant de juger de son existence. Bien entendu, les choses ne sont jamais aussi nettes dans la réalité. Il faut aussi garder présent à l’esprit le fait qu’il ne s’agit pas d’une théorie mais d’une tentative de classement opérée sur la base de dizaines d’heures d’entretien avec des personnes tout juste libérées de l’environnement totalitaire où elles avaient été « réformées ».
1. Le contrôle du milieu
C’est une évidence, mais ce contrôle est plus ou moins visible : depuis l’enfermement physique - la prison - en passant par « l’Université révolutionnaire » jusqu’à, parfois, un pays entier. Ce contrôle est essentiellement celui de la communication, non seulement de chaque individu avec l’extérieur, mais aussi avec lui-même. George Orwell [1], en bon Occidental, imaginait le contrôle au moyen d’un appareil - un téléviseur permanent, à double sens, chacun étant enregistré en même temps qu’il recevait les émissions. Les Chinois, eux, se sont servis d’instruments humains.
Si parfait que puisse être ce contrôle - matériel ou psychologique, ou les deux - il n’est jamais absolu. il peut toujours y avoir - provenant du monde extérieur ou du sujet lui-même - des informations « parasites » interférant avec les messages des manipulateurs. Pour ceux qui appliquent le système, s’il n’arrivent pas à créer un environnement contenant uniquement leur vérité, ils attribuent ces insuffisances à une application imparfaite des procédés - et aussi à la perversité totale du récalcitrant. Pour ce dernier, la conséquence ultime est son élimination physique ; mais cela même constitue pour les manipulateurs un échec personnel. Ceux-ci ont eux-mêmes été soumis à l’impact de la « vérité dernière » : appliquer aux autres le même traitement, et avec succès, est aussi le moyen de dissiper leurs propres doutes, s’il leur en reste.
Pour l’individu, la principale conséquence est la rupture de l’équilibre entre le moi et le monde extérieur. Nous opérons normalement un va-et-vient constant entre l’expérience (ce qui nous vient du monde extérieur et des autres) et notre propre réflexion : c’est ainsi que nous testons la réalité de l’environnement et maintenons le sens de notre propre identité.
Or, la pression du milieu totalitaire tend à détruire cette polarité, pour la remplacer par une autre : entre le « réel » (l’idéologie et le comportement du groupe auxquels chacun doit s’identifier) et le « non-réel » (tout le reste). Ceux qui parviennent à réaliser cette identification éprouvent un sentiment exaltant d’omniscience, partagée avec le groupe (le Parti, le Peuple, le Chef…), ils « voient le monde avec les yeux de Dieu ». D’autres se sentent étouffés par ceux qui les contrôlent et tenteront de leur échapper dès que le contrôle se relâchera (non sans garder des séquelles).
2. La « manipulation mystique »
Une fois réalisé le contrôle du milieu, l’étape suivante, inévitable, est la manipulation personnelle. Dirigée « d’en haut », elle a pour but de provoquer un ensemble de comportements et d’émotions déterminés, mais de façon qu’ils soient ressentis comme spontanés. Pour le manipulé, cette spontanéité dirigée par un groupe omniscient revêt une qualité quasi-mystique. Les manipulateurs ne recherchent pas uniquement un pouvoir sur d’autres : eux aussi sont poussés par une mystique qui non seulement justifie, mais exige ces manipulations. Devenus l’instrument de leur propre mystique, ils confèrent une « aura » divine aux institutions manipulatrices - Parti, Gouvernement, Organisation, Eglise -. Ils sont les agents choisis par cette force supérieure (l’Histoire, la Science, Dieu, etc.). La réalisation de « l’impératif mystique » a le pas sur toute autre considération (y compris le bien-être humain immédiat). Toute pensée ou action mettant en question le but supérieur est considérée comme rétrograde, égoïste, mesquine. C’est cet impératif mystique qui produit les extrêmes apparemment opposés d’idéalisme et de cynisme, les actes les plus cyniques pouvant être commis pour servir le « but suprême » (« la fin sanctifie tous les moyens »).
Au niveau de la personne individuelle, les réponses tournent autour de la polarité de base entre confiance et défiance. On lui demande d’accepter ces manipulations sur la base de la confiance - ou de la foi - ultime : « comme un enfant dans les bras de sa mère », disait un prêtre qui avait subi la réforme en prison. Celui qui éprouve ce degré de confiance en arrive à prendre plaisir aux souffrances causées par les manipulations ; il les croit nécessaires pour l’accomplissement du « but supérieur » qu’il a fait sien.
Mais une telle confiance est difficile à maintenir en permanence, et le but supérieur ne fournit pas toujours le support émotionnel suffisant, l’individu répond alors par la « psychologie du pion » : incapable d’échapper à des forces plus puissantes que lui, il cherche avant tout à s’adapter à elles. Il développe le sens de la bonne réponse, est sensible à toute sorte de signaux, apprend à anticiper les pressions de l’environnement, à se laisser porter par la vague ; ses énergies psychiques se fondent dans le courant, au lieu de se tourner contre lui-même, ce qui serait douloureux. Il lui faut pour cela participer à la manipulation des autres, se plier aux trahisons (envers les autres et envers lui-même) exigées. Sa réaction peut aussi être un mélange des deux attitudes. Mais de toute façon, il s’est dépouillé de la capacité de s’exprimer et d’agir de façon indépendante.
3. L’exigence de pureté
Dans toutes les situations de totalitarisme idéologique, le monde de l’expérience est divisé rigoureusement entre le pur et l’impur, le bien absolu et le mal absolu. Le pur et le bien : ce sont les idées, les sentiments, les actions en accord avec l’idéologie et la ligne totalitaires ; tout le reste est relégué dans le domaine de l’impur et du mal. Rien d’humain n’est à l’abri du îlot de jugements moraux ; tous les « poisons », toutes les souillures doivent être recherchés et éliminés.
Le postulat sous-jacent est que cette pureté absolue (le « bon communiste » pour les Chinois…) est possible. On peut faire n’importe quoi au nom de cette pureté ; ce sera moral. En fait, cette perfection est inaccessible, la « Réforme de la pensée » fournit elle-même la preuve de ses conséquences les plus malignes : elle crée un monde étroit de culpabilité et de honte. La réforme permanente exige de chacun qu’il s’efforce d’arriver à quelque chose qui non seulement n’existe pas, mais est étranger à la condition humaine.
Dans ce monde-là, chacun doit s’attendre à être puni. Comme on n’arrive jamais à la pureté totale, on doit s’attendre à l’humiliation et à l’exclusion. La relation avec le milieu, c’est la honte. Pis encore : la culpabilité et la honte deviennent des valeurs en soi, les formes privilégiées de la communication, l’objet de compétitions publiques. Ceux qui n’y arrivent pas entièrement peuvent feindre un certain temps ces sentiments ; mais il est beaucoup plus sûr de les ressentir vraiment.
Les individus sont plus ou moins enclins à ces sentiments de culpabilité et de honte, selon leur caractère et leur éducation ; mais ce sont des tendances humaines universelles, et tout le monde est vulnérable. C’est une affaire de degré. Les totalitaristes idéologiques, s’érigeant en juges ultimes du bien et du mal en ce monde, utilisent ces tendances comme leviers émotionnels pour influencer et manipuler, l’individu intériorise des critères absolus et devient son propre juge ; mais il les projette aussi à l’extérieur : les « impuretés » proviennent d’influences extérieures. Le meilleur moyen de se débarrasser du fardeau de la culpabilité est de dénoncer continuellement ces influences. Plus on se sent coupable, plus la haine est grande. Cela conduit aux haines de masse, aux purges d’hérétiques, à des guerres saintes (politiques ou religieuses). Quand on a vécu une telle polarisation bien-mal, il est très difficile de retrouver un sens plus équilibré des complexités de la moralité humaine.
4. Le culte de la confession
Cette obsession est étroitement liée à l’exigence de pureté absolue. On en arrive à confesser des crimes imaginaires - cela, dans l’espoir d’être guéri de ses péchés. Entre les mains de totalitaristes, la confession devient un moyen d’exploiter des vulnérabilités (sentiment de culpabilité, honte) au lieu de les soulager. La confession est d’abord un moyen de purification personnelle. C’est aussi une sorte de reddition symbolique - et enfin le moyen de maintenir une transparence totale vis-à-vis des autres, ou au moins de l’Organisation, qui doit connaître tout le passé, les pensées, les passions de chaque individu, et spécialement ce qui est considéré comme négatif. Ce culte de la confession peut produire un sens orgiastique de l’unité entre les co-confessants, une sorte d’extase où le moi se fond dans le grand flux du « Mouvement ». Pour certains, cela peut aussi satisfaire une tendance à l’auto-punition, un désir de se libérer de sentiments refoulés de culpabilité (catharsis). Chacun devient un juge pénitent. Comme dit un personnage de Camus : « Plus je m’accuse, plus j’ai le droit de vous juger » [2].
5. La « Science sacrée »
Le milieu totalitaire maintient une aura sacrée autour de son dogme de base, présenté comme la vision morale ultime pour ordonner l’existence humaine. Il est interdit (ou impossible) de le mettre en question et il implique de révérer les auteurs de cette Parole et ses détenteurs actuels. Bien que cette « Science sacrée » soit du domaine de la révélation, transcendant les règles ordinaires de la logique, le milieu totalitaire met une insistance exagérée à affirmer sa logique sans faille, sa précision « scientifique » absolue. Oser la critiquer, ou, pire, avoir des idées différentes, même non-dites, devient non seulement immoral et irrespectueux, mais « antiscientifique ». On exploite ici la révérence qui entoure tout ce qui est « scientifique ».
Le postulat, ici, n’est pas tellement que l’homme puisse être Dieu, mais que les idées de l’homme puissent être Dieu - qu’il y a une science absolue des idées (et donc de l’homme) - qu’elle peut être combinée avec un corps également absolu de principes moraux - la doctrine qui en résulte devant être vraie pour tous les hommes en tous les temps.
Au niveau de l’individu, cette science sacrée peut offrir réconfort et sécurité, grâce à l’unification apparente entre les modes d’expérience mystique et logique [3]. Elle fait coexister des raisonnements à forme de syllogisme (à grand renfort de « par conséquent ») et des intuitions fulgurantes. L’emprise de cette « science sacrée » est si forte que l’individu qui se sent attiré par des idées qui l’ignorent ou la contredisent se sentira coupable et aura peur.
Dans un environnement totalitaire, il n’y a pas de distinction entre le sacré et le profane. Une contrefaçon de science se mélange à une religion de pacotille. La pression pour obtenir la fermeture personnelle est telle qu’on préfère éviter toute connaissance, toute expérience qui pourrait mener à une expression de soi authentique et à une évolution créatrice.
6. Le langage codé
Dans le langage de l’environnement totalitaire, le cliché est roi. Les problèmes humains les plus complexes sont réduits à quelques phrases courtes, péremptoires, faciles à se rappeler et à répéter. Elles sont le commencement et la conclusion de toute « analyse idéologique ». Le cliché a l’avantage de dispenser de toute discussion réelle, de l’exploration d’interprétations diverses, de toute réflexion et expression personnelles. Les clichés ne sont pas seulement des raccourcis, mais ils sont polarisés, avec des charges émotionnelles positives ou négatives : il y a les termes qui représentent le bien, et ceux qui représentent le mal, le diable. Le vocabulaire maoïste, par exemple, répétait les termes positifs : progrès, progressiste, libération, point de vue prolétarien, dialectique de l’histoire, etc. Les termes négatifs : capitaliste, impérialiste, bourgeois, exploitation… Ce « langage de la non-pensée », très caractéristique, est affreusement ennuyeux pour tous ceux qui ne le partagent pas. Il rend aussi très reconnaissable un membre de groupe totalitaire.
Bien sûr, tout groupe possède, dans une certaine mesure, son jargon propre : famille, école, profession, etc. Certaines expressions sont des signes de reconnaissance ; mais cela n’empêche pas les membres de ces groupes (un individu peut d’ailleurs appartenir à plusieurs) d’être également à l’aise dans le langage général. Dans le groupe totalitaire, le jargon devient exclusif, il exprime les certitudes de la « science sacrée », les renforce ; les expressions-clefs déclenchent les émotions, positives ou négatives, voulues par les manipulateurs.
Pour l’individu, ce langage a pour effet un rétrécissement (« constriction »), un appauvrissement, une amputation linguistique. Or, le langage et sa richesse sont la base même de l’expérience humaine, et amputer le langage, c’est supprimer des pans entiers de la capacité de penser et de sentir, même si l’individu ne s’en rend pas compte, et même s’il y prend du plaisir, car il ressent ainsi son appartenance au groupe, en dehors duquel il ne veut plus exister. C’est aussi un lien très fort avec le groupe, car le monde extérieur lui devient étranger. Il devient même étranger à lui-même, à son propre passé, à tout ce qui a fait qu’il est devenu ce qu’il est : il n’arrive même plus à se représenter son « ancienne vie » - et d’ailleurs il n’en a pas envie : il sent bien que cela pourrait constituer pour lui un danger.
Cette manipulation du langage pourrait faire l’objet d’une étude spéciale, car elle est fondamentale : c’est le mur le plus apparent entre les adhérents d’une idéologie totalitaire et le reste de l’humanité. C’est d’ailleurs souvent ce qui est ressenti d’abord par « les autres » (ceux qui sont à l’extérieur du système totalitaire). Pour les Occidentaux sortant des prisons chinoises, c’était d’autant plus évident que leur « réforme » s’était faite en chinois ; mais ce l’était tout autant pour les Chinois eux-mêmes. L’un d’eux disait : « Quand on a utilisé si longtemps les mêmes modèles d’expressions… on se sent enchaîné ».
7. La doctrine au-dessus de la personne
Ce langage stérile reflète aussi la subordination de l’expérience humaine aux exigences de la doctrine : l’expérience personnelle, les sentiments sont continuellement canalisés, mis dans un moule abstrait d’interprétation, les sentiments devant correspondre au catalogue officiel.
Cela saute aux yeux dans la réinterprétation de l’histoire, réécrite en forme de mélodrame noir et blanc. Là aussi, il y avait les méchants : impérialistes, capitalistes, étrangers, réactionnaires féodaux à l’intérieur - et les bons -, la résistance et la libération du Peuple, le salut par la victoire du communisme. Ces réinterprétations intègrent aussi des morceaux de réalité, sans quoi elles ne seraient pas acceptées et resteraient pure mythologie. les mythes eux-mêmes utilisent et renforcent des sentiments existants, parfois sous-jacents, et qui peuvent être justifiés. Toutes les révolutions de masse refont l’histoire, en éliminant ce qui ne cadre pas avec la doctrine, ou en le réinterprétant. L’histoire des « historiens » n’est jamais entièrement objective ni innocente.
Mais un historien sérieux s’efforce de faire abstraction de ses propres préférences et préjugés ; à tout le moins précisera-t-il son point de vue. Mais quand le mythe fusionne avec la « science sacrée » totalitaire, la « logique » qui en résulte peut purement et simplement éliminer et remplacer la réalité : celle de faits historiques, même récents, mais aussi celle de l’expérience individuelle.
C’est ainsi que l’individu refait son passé pour complaire à ses maîtres, réinterprète toute sa vie, et celle de sa famille. Il faut que le caractère et l’identité soient remodelés, non pas en accord avec la nature et les potentialités de chacun, mais pour les couler dans le moule rigide de la doctrine. Camus dit que « les bourreaux philosophes et le terrorisme d’État… mettent au-dessus de la vie humaine une idée abstraite, même s’ils l’appellent histoire, à laquelle, soumis d’avance, ils décideront, en plein arbitraire, de soumettre aussi les autres… » [4].
Le postulat est que la doctrine - y compris ses éléments mythiques - est plus valable, plus vraie, plus réelle que tout aspect du caractère humain réel, ou de l’expérience humaine. Et si la doctrine est contredite par les événements, on changera les événements plutôt que la doctrine - ils seront minimisés, niés, ou ignorés. De même pour des individus, qui iront jusqu’à accepter de réinterpréter leurs actes et leurs attitudes pour coïncider avec le personnage qu’ils deviennent, si jamais ils tombent en disgrâce (s’ils n’ont pas la possibilité, ou la force, de sortir du système totalitaire).
8. Le pouvoir absolu sur l’existence
l’environnement totalitaire établit une séparation absolue entre ceux qui ont le droit d’exister et ceux qui ne l’ont pas. ces derniers sont des « non-personnes », la réforme de la pensée fournit à des non-personnes le moyen d’accéder à l’existence.
Ce droit souverain d’accorder ou de refuser l’existence revient à se faire Dieu : c’est ce que les Grecs appelaient hubris. Mais sous cette hubris, il y a la conviction qu’il n’existe qu’une seule voie menant à la véritable existence, un seul mode valide d’exister, les totalitaristes se sentent obligés de détruire toutes les possibilités de « fausses » existences : c’est le moyen de réaliser le grand projet de l’existence vraie, auquel ils se sont consacrés. Et on peut considérer toute la réforme de la pensée comme le moyen d’éradiquer tous ces modes d’existence réputés faux non seulement chez les non-personnes, mais aussi chez les personnes légitimes, mais qui pourraient être contaminées.
Pour l’individu, c’est le conflit ultime : « être ou ne pas être », l’être ou le néant. c’est aussi l’attrait d’une expérience de conversion qui offre le seul chemin possible pour parvenir à l’existence, l’environnement totalitaire - même en l’absence de violence physique - stimule en chacun la peur de la destruction. La personne peut surmonter cette peur et trouver confirmation de son existence dans la source de toute existence qu’est l’Organisation totalitaire.
L’existence dépend alors de la foi (« je crois, donc je suis »), de la soumission (« j’obéis, donc je suis ») et, finalement, du sentiment de fusion totale avec le mouvement idéologique. Certes, chacun opère des compromis et combine cette dépendance avec des éléments de sa propre identité. Mais chacun se voit rappeler en permanence que la marge de manœuvre est étroite et qu’on ne peut dévier beaucoup de l’unique voie, sous peine de se voir retirer le droit à l’existence.
Et les sectes ?
Lifton n’a pas déterminé ces thèmes a priori. Il les a dégagés de ce qu’il avait appris en écoutant les sujets ayant subi la « réforme de la pensée ». On pourra trouver que d’autres classements seraient possibles, ou que certains thèmes se recouvrent, au moins en partie. Le contrôle du milieu, celui du langage, donc de la communication, sont intimement liés. Tout classement est une tentative, jamais entièrement réussie, pour comprendre autant que possible l’expérience. Lifton conclut en disant que plus un environnement présente ces huit thèmes psychologiques, plus il ressemble au totalitarisme idéologique. Mais il ajoute qu’aucun milieu ne réalise parfaitement le totalitarisme. Certains environnements, plutôt modérés, peuvent en manifester certains. Et même, tel environnement qui paraît se rapprocher dangereusement du totalitarisme, si l’on se base sur ces critères, peut cependant en différer radicalement, dans la mesure où il laisse ouvertes des voies différentes.
Le totalitarisme expérience paroxsystique
Le totalitarisme lui-même peut offrir une expérience « paroxystique », qui permet de transcender tout ce qui est ordinaire, banal, de se libérer des ambivalences humaines, de pénétrer dans une sphère de vérité, de réalité, de confiance et de sincérité au-delà de tout ce qu’on a jamais connu ou imaginé. cependant cette expérience n’étant pas spontanée, mais dirigée et manipulée, et contrairement à ce qu’ont connu les grands mystiques, les grands spirituels, elle a pour effet la fermeture de l’esprit et non une plus grande réceptivité et ouverture. En l’absence d’expérience paroxystique, le totalitarisme idéologique a des conséquences encore plus négatives pour le potentiel humain : émotions destructrices, rétrécissement intellectuel et psychologique ; il prive l’homme de tout ce qui est le plus subtil, le plus imaginatif - par la fausse promesse d’éliminer les imperfections, les incertitudes et ambivalences qui aident à définir la condition humaine. C’est ce qui provoque les excès collectifs si caractéristiques du totalitarisme sous toutes ses formes. Ces excès à leur tour mobilisent des tendances extrémistes chez ceux de l’extérieur qui sont attaqués, et on entre dans un cercle vicieux.
Selon Lifton, la source du totalitarisme idéologique, l’origine de ces réactions émotionnelles extrêmes ne se trouve pas dans quelque puissance maléfique extérieure, mais dans les profondeurs même de l’homme : la quête humaine du guide tout-puissant, de la force surnaturelle (parti politique, idées religieuses, grand chef, la Science…) capable d’apporter à tous les hommes la solidarité parfaite, éliminera l’angoisse de la mort et la terreur du néant. Cette quête est au cœur de toutes les mythologies, des religions, de l’histoire de toutes les nations, comme dans la vie individuelle. Le potentiel de totalitarisme est différent selon les sociétés, leur histoire, leur structure, comme chez les individus, selon leur caractère, leur devenir (famille, enfance, relations avec les autres…). Il n’est jamais entièrement absent, et on ne peut le prédire : deux personnes ne sont jamais identiques, pas plus que deux sociétés à un moment donné. Pour que le totalitarisme se produise, il faut que se conjuguent un grand nombre de facteurs qui n’étaient pas tous apparents, ni prévisibles.
La « Réforme de la Pensée » a été publiée en 1961. Au cours des années, et surtout à partir du milieu des années 70, beaucoup de lecteurs y ont vu bien plus qu’une étude des méthodes maoïstes de « rééducation », et Lifton lui-même s’est rendu compte que c’était aussi, et surtout, « une exploration de ce qui est peut-être la tendance la plus dangereuse de la mentalité du 20e siècle : la quête de systèmes de croyances absolues ou ’totalitaires’ ».
« En vérité, cette quête a produit une véritable épidémie mondiale de fondamentalisme politique et religieux, de mouvements adhérant au pied de la lettre à des textes sacrés supposés contenir la vérité absolue pour tous les humains et se croyant investis d’un mandat pour des mesures souvent violentes contre les ennemis désignés de cette vérité, ou simplement les non-croyants. Cette épidémie inclut des versions intégristes de religions et de mouvements politiques existants, aussi bien que des formations nouvelles combinant des éléments idéologiques disparates ».
« Ces derniers groupes sont souvent désignés par le mot »cultes« (américain pour »sectes« ), appellation qui est aujourd’hui plutôt péjorative, certains observateurs préférant les appeler »nouvelles religions« . Mais je pense que nous pouvons appeler »cultes" (sectes) des groupes ayant certaines caractéristiques :
- un chef charismatique qui tend de plus en plus à devenir objet d’adoration à la place des principes spirituels prônés ;
- des éléments structurels de « réforme de la pensée » apparentés à ceux qui sont décrits dans ce volume, spécialement au chapitre 22 ;
- une tendance à la manipulation par le sommet de la hiérarchie, avec une exploitation considérable (économique, sexuelle ou autre) des adeptes de base qui apportent leur idéalisme".
Aussi bien les critiques de ces « sectes » que les dirigeants de celles-ci se sont mis à lire Lifton, les uns y découvrant une parenté entre les caractéristiques décrites et les pratiques des « sectes » - les autres pour prouver qu’il n’y avait aucun rapport.
Nous laisserons à nos lecteurs le soin de décider s’ils retrouvent dans les diverses organisations « sectaires » ou « totalitaires », que leur façade soit religieuse ou autre, des méthodes et pratiques comme celles qui décrit le livre de Lifton.