Les familles nombreuses, lorsqu’on en fait partie, nous apprennent une vertu fondamentale pour la vie en société : la mansuétude. Ou l’indulgence, comme on veut. L’indulgence, c’est la bienveillance devant les erreurs et les fautes d’autrui, et la tendance à leur pardonner. La mansuétude, c’est la même chose, mais appliquée aux personnes puissantes, c’est l’indulgence des forts, qui pourraient punir mais ne le font pas. Par rapport à notre sujet, la mansuétude c’est pour les aînés, l’indulgence pour les cadets.
Vivre en famille nombreuse, c’est en effet se trouver exposé très tôt, et pour longtemps, à de grandes joies (dans les moments où on s’entend bien avec ses frères et sœurs) et à de grands énervements (quand ils se mettent à nous agacer exprès). Et comme on ne peut pas y échapper, comme on ne peut pas quitter sa famille, du moins avant un certain âge, eh bien ces énervements vont soit nous rendre fous, soit nous apprendre, entre autres, la mansuétude.
Je me souviens d’avoir lu un jour une petite bande dessinée du célèbre Charlie Brown, dans lequel une grande sœur (Lucy, pleine de confiance en elle) apostrophait ainsi son petit frère (Linus, l’inhibé suçant son pouce et traînant partout avec lui une vieille couverture) : Mon vieux, n’oublie jamais ça : je suis ta sœur aînée ; et c’est pour toute ta vie !
La tête de son frère, réalisant soudain le problème, en disait long sur la joie que cette perspective lui procurait. À cet instant, il aurait sans doute rêvé être enfant unique. Mais la vie est mal faite, car pendant ce temps-là, ceux qui n’ont pas de sœurs ni de frères rêvent d’en avoir…
Bon, pour en revenir aux familles nombreuses, une de leurs grandes vertus est donc d’apprendre à leurs membres tout un tas de compétences qui leur seront très utiles ensuite : l’affirmation de soi, la gestion des conflits, le pardon, la réconciliation… Les grandes fratries sont donc un véritable champ d’entraînement pour la vie sociale future. Et de toutes ces compétences sociales apprises par les familles nombreuses, vous l’avez compris, c’est l’indulgence et la mansuétude qui me semblent les plus importantes : continuer d’aimer quelqu’un qui nous a souvent agacé (et qui continuera sans doute de le faire de temps en temps) ; être capable de voir les bons côtés d’un humain, malgré tous ses défauts, que l’on connaît par cœur ; ne pas rejeter, mais savoir recadrer …
Ce n’est pas si facile. C’est Rivarol qui disait : En général l’indulgence pour ceux qu’on connaît est bien plus rare que la pitié pour ceux qu’on ne connaît pas.
C’est effectivement plus difficile d’être indulgent avec des proches – frères, sœurs, puis conjoints, copains collègues de travail - dont on sait que nous allons les côtoyer toute notre vie. Mais pourtant, quel gâchis si nous ne le sommes pas…